La Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels[1], édictée en 1972,
est une loi à caractère hautement social qui a pour objectif de réparer les
conséquences de certains actes criminels impliquant la violence pour les
victimes qui remplissent les critères d’admissibilité déterminés par le
législateur. Reconnaissant que « le crime contre la personne est un risque
social dont les conséquences devraient être assumées par la collectivité [2] »,
le régime d’indemnisation offre des indemnités de remplacement du
revenu, des indemnités pour les séquelles permanentes, de l’assistance
médicale, le remboursement de certains frais et la réadaptation sociale et
professionnelle (art. 5 LIVAC).
La LIVAC a subi des modifications souhaitables, mais mineures, en 2013.
Il s’agissait de modifications attendues depuis fort longtemps : la dernière
réforme de la loi datait de 1978! Malheureusement, les modifications
apportées en 2013 (concernant le délai pour introduire une réclamation, le
remboursement de frais funéraires et le remboursement de frais liés à une
résiliation de bail en vertu de l’article 1974.1 du Code civil du Québec
(C.c.Q.)[3]) ont laissé les victimes – notamment les victimes de la violence
intrafamiliale et sexuelle – sur leur faim.
Des intervenants et des juristes qui étudient ces questions réclament une
réforme en profondeur de la LIVAC, qui, selon eux, est peu adaptée aux
circonstances particulières de certaines victimes. Selon Me Louise
Langevin, auteure de nombreux articles sur les aspects juridiques de la
violence intrafamiliale, « [a]u lieu de procéder à des modifications
mineures de la LIVAC, le gouvernement devrait réviser en profondeur la loi
pour moderniser son langage et éliminer les aspects problématiques qui
sont incompatibles avec un modèle d’indemnisation du risque social qui
constitue la violence intrafamiliale [4] ». Nous proposons de regarder ici les
principales lacunes de la loi, qui l’empêchent de remplir pleinement son
objectif social et qui font que les victimes sont trop souvent laissées à ellesmêmes
ou doivent subir, parfois pour la deuxième fois (suite au procès
criminel de leurs agresseurs), des reviviscences douloureuses qui nuisent à
leur réadaptation sociale.
Pour comprendre pourquoi des intervenants auprès des femmes en
difficulté – tels que la Fédération de ressources d’hébergement pour
femmes violentées et en difficulté du Québec et le Regroupement des
maisons pour femmes victimes de violence conjugale – réclament avec
autant d’insistance une réforme en profondeur de la loi, il suffit de jeter un
coup d’oeil sur les statistiques concernant les réclamations auprès de
l’IVAC. Selon le Rapport annuel d’activité de 2013 de l’IVAC, 67 % des
réclamations acceptées proviennent des femmes [5]. Les principaux actes
criminels commis sont les voies de fait et les crimes à caractère sexuel, qui
représentent, à eux seuls, 63 % des crimes pour lesquels la demande de
prestations a été acceptée [6]. Ce sont des crimes commis, encore une fois,
principalement à l’égard des femmes : 72 % des réclamations acceptées
pour voies de fait en 2013 proviennent des femmes, ainsi que 84 % des
réclamations pour des crimes à caractère sexuel [7].
Il est important de souligner le fait que ce ne sont pas toutes les victimes de
crimes qui sont éligibles aux indemnités et services de réadaptation de
l’IVAC. Les crimes ouvrant la porte à l’indemnisation se trouvent à
l’annexe de la loi; il s’agit de crimes contre la personne tels que voies de
fait (art. 266 du Code criminel [8]), agression sexuelle (art. 271 C.Cr.), inceste
(art. 155 C.Cr.). Par contre, d’autres crimes pouvant causer des blessures de
nature psychologique, comme le harcèlement criminel (art. 264 C.Cr.), les
menaces de mort (art. 264.1 C.Cr.) ou l’intimidation (art. 423 C.Cr.), ne
sont pas « indemnisables », étant exclus de l’annexe. L’exclusion de ces
crimes de l’annexe de la loi a un effet disproportionné sur les femmes :
selon Statistique Canada, en 2011, 76 % des victimes de harcèlement
criminel rapporté à la police étaient des femmes9. Ces victimes n’ont aucun
accès aux indemnités et aux mesures de réadaptation de l’IVAC.
La lacune principale de la loi concerne le délai de réclamation. Pour être
éligibles aux bénéfices de la loi, les victimes des crimes se trouvant à
l’annexe de la loi doivent faire leur réclamation dans les deux ans de la
manifestation des dommages découlant de leurs blessures (art. 11 LIVAC).
Notons que, selon la jurisprudence, ce délai n’est pas un délai de
prescription ou de déchéance. Il s’agit plutôt d’un « simple laps de temps
au terme duquel peut naître une présomption de renonciation» aux
avantages de la loi [10]. La victime peut renverser cette présomption en
établissant, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle ne pouvait pas
faire sa réclamation plus tôt pour des motifs raisonnables. Contrairement
aux règles de prescription, la victime n’a pas à démontrer une impossibilité
d’agir. Malheureusement, les décideurs au Bureau de révision
administrative de l’IVAC et même parfois au Tribunal administratif du
Québec n’interprètent pas toujours cette nuance de la même façon. Nous y
reviendrons.
Ce délai n’était qu’un an avant la modification effectuée par le projet de loi
n° 22 [11], qui est entré en vigueur le 23 mai 2013. La modification du délai
était réclamée pour tenir compte des circonstances particulières des
victimes de violence conjugale, d’agression sexuelle et d’abus sexuels
subis pendant l’enfance. Me Langevin explique bien les difficultés que ces
personnes ont à « briser le silence », dans son témoignage devant la
Commission des institutions de l’Assemblée nationale (livré dans le cadre
des consultations sur les modifications de la LIVAC) [12]:
[…] Ces victimes apprennent à vivre avec un secret qui leur est imposé par la société ou leur famille. Elles peuvent tenter d’oublier leur expérience traumatisante. Elles sont souvent incapables de se considérer comme des victimes ou encore d’en parler parce qu’elles ont peur, peur de l’agresseur, elles ont honte, elles se sentent responsables ou ne veulent pas briser leur famille. Ainsi, plusieurs années peuvent s’écouler avant qu’elles mesurent le préjudice subi ou qu’elles se confient. […]
L’appréciation de la preuve prépondérante qui permet de renverser la
présomption à l’article 11 LIVAC laisse une marge considérable de
discrétion aux décideurs. Souvent, on demande aux victimes de démontrer
qu’elles n’étaient pas en mesure de gérer tous les aspects de leur vie
pendant toute la période du délai entre la manifestation des dommages et la
réclamation (ce qui revient à leur imposer un fardeau plus élevé
d’impossibilité d’agir). Certains décideurs requièrent une preuve d’un
grand désordre psychologique pour renverser la présomption de
renonciation aux bénéfices de la loi. Par exemple, dans une décision
récente impliquant une longue série d’agressions par un policier de
Longueuil (dont la victime était, cette fois-ci, un homme), le tribunal a
estimé que le fait que le requérant travailait pendant des années avant de
faire sa réclamation démontrait qu’il était en mesure de faire sa réclamation
plus tôt et qu’il avait renoncé aux bénéfices de la loi [13].
Pourtant, une victime rongée par la honte et un sentiment de culpabilité
pourrait très bien se réfugier dans le travail, comme on se réfugie dans la
drogue, pour éviter d’affronter ses blessures intérieures, ce que le requérant
en l’espèce avait fait, s’exposant à plusieurs « burnouts » au passage. Ce
n’était qu’après sa dénonciation à la police et sa réclamation à l’IVAC que
tout son passé douloureux est revenu à la surface; depuis sa réclamation, il
n’est plus capable de travailler. Sa requête étant rejetée par le tribunal pour
les motifs du hors-délai, il ne bénéficie d’aucun soutien de l’IVAC, et ce,
même si le tribunal «ne remet aucunement en doute la véracité des propos
tenus par le requérant concernant les agressions dont il a été victime et les
conséquences qui en découlent [14] ».
Le fardeau de démontrer qu’on n’a pas renoncé aux bénéfices de la loi en
raison du délai peut être lourd; pire, il met les victimes dans une position
d’avoir à justifier de nouveau leur statut de victime. Plusieurs victimes que
nous avons défendues au TAQ ont exprimé le sentiment d’être vues comme
la « coupable » qui voulait « profiter du système ». Dans un contexte où les
victimes d’agression sexuelle et de la violence intrafamiliale ont
énormément de difficulté à dénoncer leurs agresseurs et à chercher de
l’aide, les délais imposés par la LIVAC constituent des obstacles
supplémentaires qui découragent plusieurs. Trop de victimes abandonnent
tout simplement leurs réclamations face au refus initial de l’IVAC, n’ayant
pas la force de vivre un deuxième processus judiciaire [15].
Pour ces raisons, Me Langevin et les regroupements de ressources pour
femmes en difficulté revendiquent qu’aucun délai de réclamation ne soit
imposé aux victimes d’agression sexuelle ou de la violence intrafamiliale.
Après tout, au plan pénal, il n’y a aucune prescription pour ces crimes. Et
le Code civil du Québec contient désormais une prescription de 30 ans pour
les poursuites civiles pour la violence subie dans l’enfance, la violence
conjugale et les agressions sexuelles (art. 2926.1 C.C.Q.). En ce qui
concerne ces victimes, quel objectif de justice sociale est atteint par la
présomption de renonciation aux bénéfices de la loi contenue à l’article 11
LIVAC?
Malheureusement, le gouvernement actuel semble peu sensible à ces
considérations : selon un article apparu dans La Presse le 18 septembre
2014 [16], on serait plutôt en train d’envisager « une réduction importante des
coûts » du régime. Dans ces circonstances, il y a lieu de s’inquiéter des
conséquences pour les personnes les plus vulnérables – les victimes
d’agression sexuelle et de la violence intrafamiliale – d’une « réduction
importante » des coûts d’un régime qui ne répond déjà pas aux besoins des
victimes.
Manuel Johnson, avocat
Services juridiques communautaires de Pointe Saint-Charles et Petite Bourgogne
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[1] RLRQ, c. I-6, ci-après nommée «LIVAC».
[2] Isabelle Doyon et Katherine Lippel. L’indemnisation des victimes d’actes criminels : une analyse jurisprudentielle. Cowansville : Y. Blais, 2000. P. 12.
[3] «Art. 1974.1. Un locataire peut résilier le bail en cours si, en raison de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint ou en raison d’une agression à caractère sexuel, même par un tiers, sa sécurité ou celle d’un enfant qui habite avec lui est menacée. […]»
[4] Louise Langevin. Consultations particulières portant sur le Projet de loi n°22, Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes des actes criminels : mémoire. Université Laval, 27 mars 2013. P. 5 [en ligne] : http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/CI/mandats/Mandat-22503/memoires-deposes.html
[5] Québec (prov.). Commission de la santé et de la sécurité du travail. Rapport annuel d’activité 2013 : IVAC. Montréal : la Commission, 2014. 30 p. [en ligne] :
http://www.ivac.qc.ca/PDF/Rapport_annuel_IVAC_2013.pdf, à la p. 17.
[6] Ibid.
[7] Inceste, rapport sexuel avec une personne en situation d’autorité, agression sexuelle armée et agression sexuelle grave.
[8] L.R.C. 1985, c. C-46, ci-après nommée «C.Cr.».
[9] Canada. Statistique Canada. « Mesure de la violence faite aux femmes : tendances statistiques », diffusé le 25 février 2013 [en ligne] : http://www.statcan.gc.ca/pub/85-002-x/2013001/article/11766-fra.pdf
[10] Sauveteurs et victimes d’actes criminels — 1 (C.A.S., 1994-11-07), SOQUIJ AZ-95051000, [1995] C.A.S. 1
[11] Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, la Loi visant à favoriser le civisme et certaines dispositions du Code civil relatives à la prescription (L.Q. 2013, c. 8).
[12] Québec. Assemblée nationale. Journal des débats. Comité des institutions. Volume 43, n° 28, 27 mars 2013.
[13] R.C. c. Procureur général du Québec, (T.A.Q., 2014-08-06), 2014 QCTAQ 07746, SOQUIJ AZ-51101170, paragr. 66.
[14] Id., paragr. 38.
[15] Fédération de ressources d’hébergement pour femmes violentées et en difficulté du Québec. Actualiser la loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels afin de mieux reconnaître les besoins des victimes : quelques recommandations. Mémoire présenté à la Commission des institutions concernant le projet de loi 22 : Loi modifiant la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, mars 2013, p. 10
[en ligne].
16 Denis Lessard. «L’aide aux victimes d’actes criminels revue», La Presse, [Montréal] (18 septembre 2014) [en ligne] : http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201409/18/01-4801257-laide-aux-victimes-dactes-criminels-revue.php